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Lucie

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       Le petit être était arrivé un soir d’été. Il avait choisi la Terre pour ses couleurs qui aspiraient à la sérénité, vues de haut. Son corps avait su s’acclimater plus ou moins facilement, seuls ses yeux, gênés par quelque chose qu’il ne parvenait à déceler, larmoyaient en permanence. Il regarda au-dessus de lui. Les étoiles filantes fusaient de toutes parts. Le signal d’alarme avait donc atteint tous les peuples. L’évacuation n’avait pas été organisée, chacun quittait sa planète de ses propres moyens.
Le petit être n’avait emporté que son ombre parce qu’elle prenait peur si elle restait trop longtemps dans l’obscurité crasse du tronc mort au fond du jardin. Le petit être éprouvait une amitié sans bornes envers son ombre qui lui faisait aveuglément confiance et le suivait partout sans pour autant l’encombrer, en trébuchant qui plus est sur tout ce qui déforme un chemin de sa parfaite horizontalité ; car si le petit être se mouvait tout en transparence et légèreté au gré des vents, ça n’était pas le cas de son ombre.
Le petit être découvrit la Terre telle que nous la connaissons, morcelée à tous les niveaux. Quelques décennies plus tôt, l’espèce humaine, déjà en plein déclin, avait adopté un rythme stable de pertes, environ le tiers de sa population d’année en année. Nuages blancs et nuages noirs cohabitaient du mieux qu’ils pouvaient, le plus loin possible les uns des autres, s’autodétruisant même parfois pour garder le no man’s land entre les deux « camps » intact. Le petit être fut très intrigué par cette situation et obliqua vers le camp des nuages noirs, plus silencieux et discret. En règle générale, les nuages les plus au centre étaient ceux dont la communauté n’avait pas besoin et qui seraient par suite les premiers écrasés. Le petit être, qui avait toujours rejeté l’extravagance et la grandeur, fut naturellement attiré par un minuscule nuage noir, tellement petit qu’il ne pouvait abriter qu’un seul être humain. Cet être humain était une jeune fille. Elle se nommait Lucie.
Lucie avait accueilli le petit être et son ombre avec indifférence. Elle leur dit qu’ils étaient en danger chez elle. Elle leur dit qu’elle pourrait les tuer sans s’en rendre compte. Elle leur dit qu’elle était immortelle depuis une cinquantaine d’années et qu’elle pourrait, contrairement aux autres de son espèce, survivre sans nuage s’ils le détruisaient. Le petit être lui avoua timidement que sa planète avait été entièrement saccagée et risquait d’exploser à tout moment. Il lui avoua que sur sa planète il avait tout laissé à part son ombre. Il lui avoua qu’il pouvait bien mourir tout de suite, tant de ses concitoyens étaient morts avant lui, il avait fui pour mettre en sécurité son ombre et si l’unique endroit qui lui avait paru accueillant, lui avait plu dans l’univers, était dangereux au point où il pourrait mourir, eh bien il mourrait. Lucie vit une larme rouler sur la joue du petit être. Elle alla la recueillir de son index droit et la déposa sur sa langue.
Le petit être ne comprenait pas cette tristesse incommensurable qui ravageait Lucie. Il ne savait pas que Lucie était une jeune fille sans cœur mais avec un trou grossissant au fond de sa poitrine qui aspirait toute vitalité et la vouait à un dessèchement intérieur étouffant comme l’odeur d’une rose fanée. Le petit être adopta une attitude semblable à celle de son hôte : beaucoup de silence et beaucoup de solitude. Parfois son ombre pleurait sans bruit. Le petit être faisait mine de ne pas la voir. Il tentait de comprendre Lucie.
Toute l’énergie de la jeune fille était accaparée à la cuisine. Lucie faisait des soupes et des gâteaux au thon qu’elle mangeait une fois par semaine. Chaque semaine elle imaginait une nouvelle recette et rassemblait les divers ingrédients les deux premiers jours, puis congelait au fur et à mesure des étapes. La nuit, Lucie marchait. Elle tournait en rond sur son petit nuage noir, en regardant les étoiles. L’ombre du petit être l’accompagnait parfois. L’ombre voulait croire qu’un jour les yeux de Lucie seraient moins vides et qu’un jour ils lui raconteraient son histoire. Le petit être sentait qu’il devrait bientôt quitter le nuage. Une peur étrange commençait à lui rouiller le fin tissu blanc qui le recouvrait comme un mouchoir et, chaque matin, ses yeux s’enflammaient pour quelques secondes. Les étoiles filantes ne traversaient plus la nuit à toute allure.
La couronne se trouvait dans un aquarium sans fond. Un vent chaud la maintenait en suspension. Le petit être osait à peine respirer. « C’est la raison pour laquelle je suis née. » La voix de Lucie le fit sursauter. Il se retourna. Elle était vieille, des rides avançaient en s’insinuant dans les crevasses creusées à cet effet sur tout son visage. Le blanc envahissait de plus en plus le noir de ses longs cheveux, s’éloignant inexorablement des racines. Sa main droite, déjà toute desséchée et parsemée de pois marrons, tremblait alors qu’elle tendait son index en avant comme pour pointer ce qui n’existait plus. « C’est la raison pour laquelle mes parents ont donné naissance à un enfant. C’est la prophétie. Un seul enfant, un fils. Puis la mort de la mère. Le fils, de simple prince comme il y en a tant d’autres, deviendra roi, le roi absolu. Deux pères en compétition. L’un des deux fils, celui né en premier, volera la couronne à l’autre. Ma mère a enfanté la première mais à partir du moment où elle a annoncé que  son enfant s’appellerait Lucie, plus aucune mort n’a voulu d’elle. Le poison mal dosé, la corde mal attachée. L’exil en dernier recours. Mon père s’est retrouvé seul contre tous ces amis qui avaient un fils. Il est mort en avalant de travers un grain de raisin. Je suis née pour voler la couronne alors à seize ans je l’ai fait. Cela a tout réglé. Tout le système politique s’est adapté. Plus de couronne donc plus de roi. » Le petit être regarda à nouveau la couronne. Elle avait diminué de diamètre et l’or qui la recouvrait s’effritait comme le temps dans son sablier. Le visage de Lucie avait pompé ses rides. Elle avait trop parlé, sa gorge l’irritait. « Prends-la, toi qui pars. Ne la porte jamais. Les prophéties ne se déclenchent pas seules. Les malheurs commencent toujours quelque part. Prends-la mais ne la porte jamais. »
Le petit être ferma ses yeux mouillés. Son ombre le fixait avec intensité. Lucie s’approcha de l’ombre et la poussa en arrière. Puis de ses ongles rongés jusqu’au sang, elle creusa le nuage pour les séparer, l’ombre et elle, du petit être. Un vent glacial vint hurler autour d’eux et, rassemblant ses dernières forces, celles qui forment des bulles d’air à la surface des dernières larmes, il emporta au loin la portion de petit nuage noir qu’occuperaient le petit être venu de loin et la couronne que le destin avait déshonorée.

11-12-13/08/13
" Mais l'enfer est pavé de bonnes circonstances "
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666Bruno's avatar
un superbe conte. Comme d'hab le découpage le rend difficile à lire. :)
Mais c'est très touchant.